Il y a quarante mille peintres à Paris. Un seul bat ses tapis le matin sur les grilles de Sainte-Clotilde; un seul vit à la campagne en pleine capitale, son chat sur les genoux: c’est Louis Cattiaux.
Il suffit de pousser la barrière à claire-voie: Cattiaux est toujours là, dans son atelier-salle à manger-musée, plein de cabochons multicolores, de vieux meubles patinés, d’icônes et de toiles étranges.
On se demande quand il travaille; on ne l’a jamais vu faire autre chose que de caresser sa moustache, complétée de temps en temps d’une barbe florentine ou d’une mouche Second Empire, caresser le pelage de Poupinet, prince persan à bottes violettes, caresser la couverture de quelque beau livre introuvable; comme d’autres se démènent, suent sang et eau pour « arriver », Cattiaux reste merveilleusement inactif, en attente; comme d’autres vont dans la vie toutes griffes dehors, coudes pointus, il caresse à longueur de journée les êtres et les choses pour s’en faire aimer.
Peintre, poète…
La peinture de Cattiaux se fait toute seule. Du moins son exécution; car il la médite longuement, chacune de ses toiles naissant lentement d’une exigence à la fois métaphysique, religieuse et plastique.
Tandis qu’il médite, les panneaux reçoivent une couche d’apprêt à la composition mystérieuse puis, quelques jours plus tard, une autre couche, une autre encore. Dix minutes par-ci, dix minutes par-là, le terrain est enfin prêt, curieusement vitrifié, plein de transparence.
Projeter maintenant sur la toile ou le bois la composition qui s’est édifiée quelque part dans l’esprit de Cattiaux, sera pour lui aussi facile et agréable qu’un jeu; cela se fait très vite, la main guidée par une muse dont le nom ne se trouve pas dans le dictionnaire.
La merveille est que cette exécution médiumnique soit d’une solidité artisanale exemplaire; Cattiaux n’ignore rien des ressources de son métier; il sait que chaque touche compte; il connaît tous les vieux secrets qui permettent à l’artiste inspiré de dominer, de mettre à son service les prestiges dangereux de la matière. Mais, où beaucoup piétinent dans la longue patience, il avance par bonds lyriques, par trouvailles immédiates.
Il ne lui faut pas plus de temps pour écrire des poèmes: Les Poèmes du Fainéant, en tête desquels il a placé cette phrase malicieusement attribuée à Hippocrate : « Trop de gens écrivent qui ont les ongles sales ». Ce sont petits haïkaï en prose, sentencieux, tout pétris d’évidence, qu’un homme aux ongles propres trace au revers de notre vie souillée par la cupidité, la haine, l’inutile bousculade.
Poète dans sa peinture –par la merveilleuse invention qui lui permet de donner un corps à ses postulats, une chair à ses pures spéculations– Cattiaux est peintre dans sa poésie, en ce sens que chacun de ses poèmes est comme une illustration de ce qu’il exprime en peignant: Vierges alchimistes, tigres couronnés de soleils et ceints de l’éternel serpent, éblouissants éclatements d’un cosmos que rassemble aussitôt la systole du cœur.
…et philosophe
La philosophie de Cattiaux, et sa métaphysique, il ne cache point leurs sources: la Tradition, l’Esotérisme; l’exemple de René Guénon le fortifie encore dans sa foi révolutionnaire.
Car c’est être révolutionnaire que s’opposer de toute son âme à l’utilitarisme et au bureaucratisme des institutions morales, religieuses et sociales.
Pour Cattiaux, la révolte commence avec l’immobilisme, le refus de courir « la chance »; sa notion du perfectionnement est à rebours de celle que les professeurs et philosophes enseignent; les prêtres eux-mêmes n’ont point sa faveur, trop généralement confinés dans leur besogne de répartiteurs des grâces et pardons. Son dieu est l’Unique, sa religion l’Amour.
Le Message Retrouvé exprime tout cela en courts chapitres qui s’emboîtent selon une logique interne qu’on ne perçoit pas immédiatement et dont les titres sont fournis par des variations anagrammatiques sur les mots: Vérité nue. Variations dont voici quelques-unes: Vertu niée – Une vérité – Ève tri une – Un être vie – Trêve unie – Unité rêve – Vu et renié – Trié en vue – Vue tri née – Ivre et nue – Rive ténue – Nuit rêvée.
Lanza del Vasto a préfacé Le Message Retrouvé que Cattiaux vend ou donne suivant les mérites du destinataire.
Mire, chiromancien et guérisseur
« Il faut se faire voyant », disait Rimbaud. Cattiaux a suivi ce conseil. A volonté, le voilà qui s’« absente » en lui-même, renverse les barrières qui nous séparent d’hier et de demain; il lit en vous comme en lui: à livre ouvert et, bien entendu, nulle paume n’a de secret pour lui. Les poètes de Saint Germain-des-Prés ne prendront bientôt plus une décision sans le consulter; il en a déjà détourné pas mal du tabac, de l’alcool et des Egéries; il les empêchera demain d’écrire de mauvais poèmes; il se contente, aujourd’hui, d’un regard de ses yeux bleus, d’une petite réflexion de sa voix douce, de les empêcher de se prendre tout à fait au sérieux. Où qu’il se trouve, c’est l’insolite qui s’installe avec lui; il a toujours l’air de venir de très loin, d’un monde pacifié où l’on vivrait sans manger, sans travailler, sans combattre. Ce mire n’a d’ailleurs rien d’un sorcier : le teint est frais, la corpulence optimiste, le rire éclatant. Ce qu’il y a de « phénoménal » en lui, c’est qu’il est heureux, candidement heureux dans un monde qui désespère.
Un sage
Cattiaux, entre sa femme Henriette et son chat Poupinet, entre sa palette et son écritoire, mène la vie du sage. Il a la joie de l’enfant, l’humour tendre du saint. Il a de bons divans pour dormir, des fleurs pour s’égayer la vue, de solides marronniers centenaires, de l’autre côté de la rue, pour lui donner ombre et fraîcheur. Le « fakir » Cattiaux, accroupi, torse nu, la tête enturbannée, ne fut qu’une photographie à mettre à l’étalage des librairies occultistes ; il en rit le premier et je doute qu’il prenne très au sérieux les séances de magie auxquelles il lui arrive de se rendre. Le vrai Cattiaux, c’est rue Casimir Périer qu’il faut l’aller voir, choyé, choyant, et obtenant des grâces par le seul exercice de son amour. « Devant qui se prosterne, on se prosternera », disait le grand poète lithuanien Milosz. « A qui donne, on donnera », telle pourrait être la devise de Cattiaux, que des amis connus et inconnus comblent de leurs bienfaits en échange de sa joie communicative (la meilleure médecine) et de ses jeux de pinceau (la meilleure peinture).