LA MATIÈRE

par LOUIS CATTIAUX, dans Les Problèmes de la Peinture, sous la direction de Gaston Diehl, éd. Confluences, Paris, 1945, pp. 265 à 273

La matière picturale est à l’œuvre peinte ce que le vocabulaire est à la production de l’écrivain ; et la qualité, la variété du matériau employé conditionnent la pérennité de l’ouvrage, et permettent à égalité de talent une expression supérieure.

La peinture dite à I’huile souffre particulièrement de la disparition des connaissances physiques, qui forment le support indispensable à la projection magique de la vision artistique.

Ce manque a suscité depuis un siècle une telle inquiétude parmi les peintres conscients de la réunion nécessaire du corps et de l’esprit dans leurs œuvres, que leurs recherches ont abouti à des révolutions plastiques (impressionnisme) dont l’intellectualisation ultérieure (cubisme) tenta de sauver ce qui se refusait à exister physiquement ; l’évasion symboliste, dont la dernière manifestation est le surréalisme, marque l’abandon complet de toute recherche du corps pictural proprement dit.

Aussi, il faut bien constater que seule la perte de la tradition du métier de peintre a engendré les convulsions étonnantes des vivants empêchés de s’exprimer librement.

Certains forçant une technique particulière jusqu’à la démonstration par l’absurde; d’autres s’égarant dans les apparences d’un procédé stérilisé à l’extrême; mais tous employant une matière opaque, lourde ou morte.

L’échec pictural se trouve ici momentanément masqué par l’originalité à laquelle aboutit nécessairement la quête d’un nouveau métier. Cependant, le temps se charge de nous rappeler la pauvreté des moyens employés, en détruisant les œuvres des plus grands et des plus petits peintres du siècle passé et du temps présent.

Avant cent ans nous ne posséderons plus comme témoignage valable de la peinture actuelle que les reproductions en couleur, conservées fortuitement par des bibliophiles étonnés de leur succès.

Il existe des exceptions à ce naufrage général, les peintres qui se sont efforcés à demeurer proches du métier traditionnel, disparu pendant les XVIIIe et XIXe siècles. L’exemple de Delacroix et quelquefois celui de Derain serviront à illustrer notre pensée.

Certains peintres contemporains essayent depuis peu de restaurer un métier, devenu par le mépris et l’ignorance d’une foule d’exécutants occasionnels, inférieur à celui du peintre en bâtiment. Goerg, le premier à notre connaissance, Dufy ensuite et récemment Rouault et Marchand ont fait un effort peu remarqué bien que très visible, pour renouveler l’art de peindre en « profondeur ». Combien sont-ils parmi les peintres, les critiques et les amateurs d’art, nous ne disons pas à connaître, mais simplement à se préoccuper de la qualité physique des œuvres peintes?

Les professeurs Berger, Doerner, Ostwald et Laurie se sont penchés sur le secret des frères Van Eyck, et ont conclu à l’emploi d’une technique mixte, à l’œuf et à l’huile, sans pouvoir cependant rien reconstituer d’utile.

Plus récemment Ziloty (dans La Découverte de Jean Van Eyck et l’évolution du procédé de la peinture à l’huile du Moyen-Age à nos jours, éd. Flourit, Paris, 1941), dans une remarquable synthèse des études précédentes, penche pour l’emploi des résines associées à l’huile et aux essences végétales, mais ne peut également rien établir pratiquement.

Tout demeurerait dans le domaine de la supposition, si un restaurateur de tableaux à Paris n’utilisait pour son travail une matière ressemblant étrangement par ses effets à celle des peintres anciens. Ce sage conserve jalousement sa trouvaille, estimant avec justesse qu’une perle aussi rare ne doit pas être livrée à la masse des artistes, devenus si orgueilleux de leur ignorance.

Un ancien aide, moins discret, nous a livré le secret, ou plutôt ce qu’il croit tel, avec le concours d’une publicité artistique et commerciale si appuyée, qu’il fallut bien constater qu’il s’agissait avant tout d’une « affaire » tout court.

Ce produit, qui semble être une association de caséine, d’huile et d’alumine, possède des qualités évidentes mais éphémères; il a été employé par la plupart des peintres, et généralement appliqué sur des fonds impropres à le recevoir.

Cette actualisation du soi-disant secret des Van Eyck, est surtout une réussite pour le fabricant, et ne satisfait pas les chercheurs sérieux, qui constatent la reproduction des divers accidents qui affligent la peinture à l’huile depuis trop longtemps.

Ainsi les peintres sont toujours réduits à « envier vertueusement » les frères Van Eyck et leurs héritiers; nous voulons nommer ceux qui sont assez curieux et instruits de leur art, pour rechercher, au-delà de la « croûte » habituelle, la mer lumineuse et vivante où l’œil se perd confondu et ravi.

Il y a là une initiation renouvelée qui progresse lentement au sein de quelques milieux d’artistes cultivés; elle atteint l’élément critique différencié du journalisme vulgaire, et il est permis d’espérer qu’elle arrivera à toucher les amateurs d’art exigeants, et peut-être à s’entendre citer un jour à l’école des Beaux-Arts.

La démonstration la plus concluante de cette connaissance unique est la présentation de travaux présentant les mêmes caractéristiques physiques que ceux des anciens.

Nous ne doutons pas que les jeunes peintres viennent demander aux auteurs de telles œuvres les conseils techniques capables de prolonger efficacement la durée de leurs productions.

Nous ne ferons pas ici le procès de la pauvreté matérielle de la peinture contemporaine, ce serait dénoncer l’évidence de la mort. Nous donnerons de préférence les caractères éprouvés de la matière « médiante » des anciens, et quelques indications générales susceptibles d’améliorer la technique des artistes, amoureux de peinture.

Indiquons en passant que les « recettes » des anciens maîtres n’ont jamais été rendues publiques, mais furent transmises oralement au meilleur disciple, comme la science hermétique, avant que des ignorants curieux aient songé à codifier le résultat de leurs trouvailles fortuites sous le nom de « chimie ».

Ainsi, la détention d’une parcelle de la vérité demeure-t-elle à travers tous les temps l’apanage de quelques privilégiés, et cela en dehors de toute raison et de toute justice apparente.

Revenant à notre préoccupation majeure, nous signalerons que l’emploi abusif de l’essence térébenthine est la principale cause de la destruction des ouvrages contemporains; les terpènes contenus dans l’essence térébenthine (90 %) détruisent la linoléine de l’huile qui de ce fait perd son brillant, sa cohésion, et devient noire et pulvérulente en séchant.

(Rubens palliait ce défaut, en employant des huiles concentrées riches en linoléine et en résine).

La seconde cause de destruction réside dans le choix défectueux et la mauvaise préparation des supports qui forment les fonds mouvants, absorbants et noircissants du commerce actuel.

Les panneaux préparés avec le véritable blanc gélatineux constituent le support idéal pour la peinture et demeurent blancs et imperméables à l’huile, grâce à leur ultime couche de colle isolatrice.

L’adjonction à chaud de résines dans l’huile, ou sa concentration naturelle constituent les procédés d’embaumement les plus efficaces, parmi ceux qui nous sont habituellement connus.

Rubens en tira le parti qu’on peut admirer dans ses toiles petites et moyennes.

Nous mettons les artistes pressés en garde contre l’emploi des huiles épaissies sur des litharges de plomb, qui forment des siccatifs pulvérulents et noirs, aussi contre l’adjonction de cire dans les couleurs préparées, qui rompt l’homogénéité du véhicule huileux.

Avant l’application des couleurs, il y a avantage à « imprimer » le fond blanc avec une couche mince et transparente de terre naturelle, qui laisse apparaître le dessin et qui permet la différenciation des lumières et des ombres dans le travail.

La Sainte-Barbe inachevée de Van Eyck au musée d’Anvers nous donne la mesure de transparence exigée dans la matière d’exécution. Le fini extraordinaire du dessin serait en effet sans raison, si on ne pouvait le percevoir à travers les couches successives de couleurs, jusqu’à l’achèvement du tableau.

Cette technique en « pelures d’oignons » conserve le bénéfice de la luminosité du fond qui se fait particulièrement sentir dans les ombres, mais complique le problème pictural, par l’emploi simultané de la juxtaposition et de la superposition des tons.

Un peintre de talent nous disait récemment à ce sujet: « Au diable tous vos soins, nous vendons plus que nous ne pouvons produire, et on nous demande de plaire, pas d’être vrais ».

Son ami précisa :

« Un cocu qu’on flatte devient le plus généreux des protecteurs. »

Nous dédions ces réflexions trop lucides aux amateurs et aux fonctionnaires, apparemment si insoucieux du précieux travail des anciens.

Sait-on oui ou non que les œuvres du siècle dernier se dégradent et noircissent à une allure qui n’est dépassée que par la détérioration record des ouvrages actuels?

Renoir, pour avoir conservé le souvenir de ses premiers travaux sur porcelaine, et tenté de restituer cette transparence mouvante à ses œuvres nouvelles, a prolongé l’existence de sa peinture pour plus de cent ans. Il ajouta simplement l’huile à l’huile.

Cette technique du libre passage de la lumière nous rend accessibles les enseignements des anciens maîtres :

— Tons chauds obtenus en appliquant une couleur translucide foncée sur un fond clair.

— Tons froids réalisés en posant une couleur transparente claire sur un fond obscur (phénomène d’opalescence).

— Chaleur et transparence augmentées, par la superposition d’un ton sur un autre ton de même nature.

— Vigueur et opacité obtenues par la pose d’un ton sur un autre ton complémentaire.

— Et la suprême recommandation: n’employer qu’entre elles les couleurs naturelles transparentes pour les ombres, à l’exclusion du blanc et du noir qui « bouchent » tous les tons.

Tout cela exige une patience et un travail que ne nécessite pas la peinture actuelle à l’essence et au mortier.

Peindre vingt fois la même surface semble moins avantageux que recouvrir vingt toiles différentes; c’est pourtant le prix qu’il faut consentir au temps, pour éviter les coups prématurés de sa tranchante justice.

Il n’y a plus que certains cuistres impénitents pour reprendre la crétinisante chanson : « Il faut copier la nature », au lieu de l’enseignement philosophique qui dit: « Il faut imiter les procédés de la nature ». Donc ne pas stérilement contrefaire la surface des choses, mais tenter d’obtenir une équivalence; comme pour la perle ou l’oignon, dont les orients sont constitués par la superposition de pellicules transparentes qui laissent pénétrer la lumière et la renvoient décomposée en une infinité d’arcs-en-ciel, dispensateurs de la vie colorée.

Si Van Eyck et Rubens sont les pôles de la peinture entre lesquels sont contenues toutes les perfections et toutes les puissances de l’art, la maitrise et l’inspiration réunies à ce point ne demeurent entières que par la grâce d’une synthèse définitive, réunissant la plus lumineuse matière et l’esprit le plus délié qui soient.

De quels encouragements reconnaissants nos Beaux-Arts assoupis ne devraient-ils pas aider la recherche souvent impécunieuse de ses croyants, persuadés qu’il reste quelque chose à redécouvrir dans le domaine magique de l’art de peindre. Cette base, ce corps diaphane et cohérent sans lequel tout demeure dans l’opacité froide de la mort.

Il est peut-être opportun maintenant d’essayer de sauver, et de placer en évidence, la portion survivante de l’intelligence et de l’amour, qui veille encore parmi nous.

Nous donnons ci-dessous à titre d’indications pour les artistes de bonne volonté qui ne manquent pas, quelques caractéristiques de la matière « médiante » employée par le praticien cité plus haut.

— D’un maniement et d’une couleur rappelant la mayonnaise et le miel réunis, cette matière se mélange si intimement aux couleurs ordinairement préparées à l’huile, qu’aucun procédé mécanique, physique ou chimique ne peut séparer les pigments du véhicule sans destruction du corps.

— Les proportions du mélange s’établissent depuis la saturation de la couleur sans diminution de la teinte, jusqu’à la plus infime adjonction de pigments colorés, qui fournit un glacis épais presque insaisissable à l’œil.

— On aperçoit au microscope les particules colorées, régulièrement réparties dans la masse transparente, comme par un phénomène d’ionisation produit ordinairement dans les dynamisations homéopathiques. Cette homogénéité prouve le parfait équilibre de l’huile et des résines associées.

— Ces pigments, ainsi séparés et « embaumés », demeurent à l’abri des réactions de l’air et laissent aisément passer la lumière, qui, réfléchissant sur le fond blanc du tableau, illumine la masse colorée.

— (Il est intéressant de remarquer ici que le phénomène opposé se produit dans la peinture à l’huile courante, où les particules colorées se réunissent en blocs opaques, hors du véhicule huileux qui se fend, s’oxyde et noircit avant de tomber en poudre. Les peintres connaissent bien cette tendance à la décantation qui apparaît même à l’intérieur des tubes de couleur avant tout emploi).

— L’indice de réfraction du véhicule séché qui approche de 1,52, prouve l’emploi massif des résines, et l’élasticité de la pâte démontre la parfaite conservation de la linoléine de l’huile.

— La ductilité est remarquable, et la matière colorée se détache facilement du pinceau.

— La possibilité de superposer les touches à frais indéfiniment sans les effacer, constitue un des avantages majeurs de l’emploi de ce procédé, qui permet donc aussi le modelage de la pâte. Les couleurs peuvent à nouveau se travailler dans le frais en trempant le pinceau dans l’essence d’aspic ou l’huile, qui sont les dissolvants préférés (remarquons en passant que l’essence d’aspic ne contient que 10 % de terpènes) ; on obtient ainsi simultanément l’association des couleurs en profondeur et en étendue.

— L’adhésion absolue au support et entre chaque couche, le séchage progressif et complet permettent un travail homogène, accéléré, ou recueilli, au choix, et seulement interrompu par la fatigue de l’exécutant.

— La couleur sèche devient de plus en plus transparente et comme émaillée ; fait étonnant, elle résiste aux dissolvants ordinaires, y compris les décapants du commerce.

— Aucune craquelure ne se produit jamais même en employant les laques.

— La couleur, difficile à rayer, redevient rapidement brillante et tend à combler sa blessure; chauffée, elle boursoufle et se détache en une seule couche souple ; soumise aux basses températures, elle se voile, et redevient progressivement claire avec la cessation du froid.

Voici les principales remarques que nous avons pu faire sur ce véhicule si ordinaire en apparence. L’analyse conclut à la présence d’huiles et de résines, sans pouvoir toutefois donner le procédé de reconstitution du produit.

Nous nous estimerons satisfaits si nous avons réussi à attirer l’attention du public cultivé, et à susciter l’intérêt des artistes passionnés pour leur art vers un problème tellement important, qu’il assure la sauvegarde du patrimoine pictural quand il est résolu.

En consolation à ceux qui penseraient faire aussitôt des « miracles » en utilisant ce matériau ancien, nous dédions le mot du praticien qui l’emploie depuis plus de dix ans: ;

« J’ai comme réinventé et reconstruit un clavecin magnifique et je joue au clair de la lune… avec un seul doigt ».

Pour terminer, nous proposons aux critiques, aux amateurs et aux jurys un moyen inédit de juger l’œuvre peinte, en la dépouillant de son vêtement d’actualité  qui égare tant d’habiles gens.

Il s’agit d’un examen « physique », qui devrait obligatoirement précéder le choix esthétique, afin d’éviter le ridicule des discussions basées sur le vide.

Tout le monde lutte pour aboutir à un classement en « isme », sans se préoccuper s’il s’agit réellement de peinture au départ.

On imagine difficilement l’absurdité du choix qui consisterait à n’accepter en paiement que de la monnaie d’une certaine forme, sans s’occuper si celle-ci est en plomb ou en or, ou à choisir un vêtement sur sa coupe sans s’assurer s’il est en papier ou en drap. C’est, à l’objet près, ce qui se produit tous les jours dans les jugements portés sur la peinture.

Mais voici la recette pour connaître avec certitude et sans distraction possible la valeur intrinsèque du travail examiné.

Découpez, dans une feuille de papier gris foncé, un rectangle de 12 centimètres sur deux environ, et appliquez-la au hasard sur l’œuvre proposée. Examinez alors, attentivement, pendant deux minutes au moins et à la grande lumière, la surface peinte ainsi délimitée. Recommencez trois fois l’expérience, et vous pourrez alors vous préoccuper de savoir s’il s’agit d’un paysage, d’une nature morte, d’un nu, ou d’une invention gratuite.

Nous insistons pour que soient respectées absolument les trois données prescrites ci-dessus, parce que l’espace, le temps et le nombre régissent les fonctions humaines qui engendrent la connaissance et le choix, manifestation de la vie différenciée, intelligente.

Louis CATTIAUX